Ahmad Nader Alfararja va toujours chercher à leur arrivée les touristes qui vont loger chez lui. Bien que le jeune Palestinien de 25 ans soit un hôte très hospitalier, c’est pour des raisons surtout pratiques qu’il rend ce genre de service. En effet, là où il habite, à Dheisheh (près de Bethléem), les rues n’ont pas de nom. « Les habitants s’y retrouvent grâce aux noms des familles qui y vivent ou à ceux des villages dont ils sont originaires avant d’avoir été déplacés lors de la guerre israélo-arabe de 1948 », explique-t-il, avant d’ajouter après une courte pause : « Gérer des hébergements Airbnb dans un camp de réfugiés n’est pas facile. »
Ahmad fait partie de ces Palestiniens des camps de réfugiés de Cisjordanie qui sont de plus en plus nombreux à proposer des chambres sur le site de partage de logement, permettant aux touristes aventureux de vivre une expérience à nulle autre pareille en Terre sainte.
« Mon but est de montrer aux étrangers comment nous vivons dans les camps de réfugiés palestiniens, pour qu’ils voient la réalité du conflit sous un angle radicalement différent », dit cet hébergeur à l’allure très décontractée. « J’ai d’abord loué un appartement séparé, mais maintenant nous accueillons les gens dans une chambre de notre maison familiale. Les invités apprécient davantage de séjourner chez nous et adorent la cuisine de ma mère », précise-t-il en souriant (Ahmad habite avec ses parents et ses deux sœurs, et loue une chambre avec salle de bains attenante).
Le tourisme de guerre en pleine expansion
Depuis sa publication sur Airbnb cet été, l’annonce pour sa chambre a déjà suscité des dizaines de commentaires enthousiastes. « Si vous voulez vraiment savoir ce que vivre derrière le mur signifie, allez loger chez Ahmad », a écrit un jeune touriste tchèque, qui a ajouté : « C’est sans aucun doute ce que nous avons le plus apprécié de nos vacances en Israël. »
Ces hébergements Airbnb sont désormais une composante du secteur du “tourisme de guerre” en pleine expansion en Cisjordanie. Parmi les destinations les plus prisées, on trouve l’hôtel Walled Off, ouvert par l’artiste de rue britannique Banksy à Bethléem, le mur de séparation aux nombreux graffitis qui sépare Israël d’une grande partie de la Cisjordanie ainsi que les visites à thème politique de la ville disputée d’Hébron (l’une d’entre elles est organisée par Ahmad).
Ahmad a passé plusieurs années loin de sa terre natale à étudier les relations publiques et le marketing à Saint-Pétersbourg, en Russie. Alors qu’il s’occupe de ses invités dans l’agréable cour à l’arrière de sa maison, on voit tout de suite qu’il a des compétences dans ce domaine. Mais un tel état d’esprit positif et entrepreneurial tranche avec le fatalisme généralisé qui prévaut dans les rues de ce camp surpeuplé et pauvre, où les jeunes au chômage traînent désœuvrés dans les rues, une cigarette à la bouche.
Le « roi d’Airbnb »
Selon l’UNRWA (l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens), Dheisheh a été créé en 1949 pour accueillir les réfugiés arabes fuyant 45 villages à l’ouest de Jérusalem et d’Hébron. Aujourd’hui, c’est une ville aux nombreuses constructions qui abrite environ 15 000 Palestiniens. Les affiches célébrant les shahids (martyrs) palestiniens et les graffitis soulignant le droit des réfugiés à retourner dans leur pays d’origine historique – certains peints, paradoxalement, par des bénévoles européens d’organisations non gouvernementales du camp – rappellent à l’évidence qu’on ne se trouve pas dans une destination touristique ordinaire.
Ahmad n’a pas été le premier Palestinien du camp à publier une annonce sur Airbnb. L’honneur en revient à Ibrahem Fararja, un infirmier palestinien de 42 ans qui vit tout en haut de Dheisheh et travaille à l’hôpital Saint-Joseph de Jérusalem-Est.
« Quand, il y a trois ans, j’ai mis en location sur Airbnb la chambre qui ne me servait pas, j’ai fait figure de pionnier dans le camp », nous a-t-il confié, assis dans le salon de son appartement au dernier étage. « Parfois, je me dis qu’il faudrait que j’achète un autre appartement pour développer mes activités », explique-t-il, lui qui a consenti à nous recevoir afin de mieux se faire connaître.
Au sein de cette petite communauté, il a été surnommé « le roi d’Airbnb ». (Son frère, Bassam, loue également une chambre dans son appartement au rez-de-chaussée du même immeuble.) Quand on lui demande comment l’idée lui en est venue, Ibrahem reprend la formule utilisée sur sa page Airbnb : « Comme on ne peut pas voyager dans le monde, nous voudrions inviter le monde à venir chez nous. »
Une destination pas ordinaire
Pour l’instant, une dizaine de locations sont proposées dans des camps de réfugiés du nord, du centre et du sud de la Cisjordanie. L’un d’entre eux se trouve à l’entrée de Balata (près de Naplouse), le plus grand camp de réfugiés de Cisjordanie, avec ses 30 000 habitants. Dheisheh compte au moins cinq hébergeurs Airbnb, dont trois très actifs.
Des chambres sont également disponibles à Aida, un autre camp de réfugiés de Bethléem. Lors notre visite dans le camp, deux touristes néerlandais un peu perdus et peu au fait des relations israélo-palestiniennes nous ont raconté avoir été longuement interrogés au poste-frontière du pont Allenby (point de passage en venant de Jordanie) par des agents de sécurité israéliens qui avaient du mal à comprendre pourquoi ils avaient réservé dans un endroit si inhabituel.
À Al-Arroub, un camp de réfugiés plus petit, situé un peu à l’écart le long de la route 60 qui relie Jérusalem à Hébron, on trouve également une offre d’hébergement sur Airbnb. Cependant, comme l’hébergement de Balata, il ne semble pas faire l’objet de beaucoup de réservations. “C’est vraiment un peu trop éloigné pour que ça marche. En plus, c’est situé entre les zones B et C, sous contrôle israélien, avec des affrontements fréquents”, explique Ibrahem, qui parle de deux des trois zones de Cisjordanie créées après les accords d’Oslo en 1993 (seule la zone A est théoriquement sous contrôle palestinien total).
Il se souvient de la première fois qu’il avait consulté la liste des hébergements proposés en Cisjordanie : « On ne trouvait des logements que dans les grandes villes palestiniennes et dans quelques colonies de peuplement israéliennes. » À propos des dizaines d’hébergements situés en zone occupée dont Airbnb ne précise pas s’ils appartiennent à des Israéliens ou à des Palestiniens, il ajoute en riant : « Il arrive que des gens débarquent à Dheisheh en croyant être en Israël ! Au début, je pensais que personne ne viendrait », raconte-t-il tandis que ses trois enfants ne cessent de courir partout dans l’appartement.
Aujourd’hui, pendant les mois les plus demandés, je n’ai plus que quelques nuits de libres, notamment parce que les touristes restent souvent plus longtemps que prévu.
Revenus d’appoint et opinions politiques
Alors que le taux de chômage sur place est très élevé, leur activité Airbnb s’est révélée être un excellent emploi à temps partiel pour la femme d’Ibrahem, Aya, 29 ans, diplômée en comptabilité et originaire de Bethléem. Ibrahem admet bien volontiers qu’il fait cela pour l’argent, comme presque tout le monde sur Airbnb. « C’est une expérience enrichissante sur le plan social et culturel, autant pour le voyageur que pour l’hébergeur. Mais aussi, dans un endroit comme le nôtre, un petit revenu supplémentaire peut faire une énorme différence ! », explique-t-il.
Cependant, une telle manière de voir les choses risque fort de le mettre, lui et d’autres hébergeurs, en bisbille avec certains membres de la communauté palestinienne farouchement opposés à Airbnb. Il y a presque un an jour pour jour, le site avait annoncé sa volonté de ne plus accepter d’annonces d’hébergements situés dans les colonies israéliennes.
Mais par la suite, l’entreprise est revenue sur sa décision.
La semaine dernière, un an après ce revirement, plus de 140 ONG palestiniennes de Cisjordanie ont déclaré dans un communiqué de presse qu’elles refusaient d’accepter de l’argent de la plateforme de réservation de chambres :
Airbnb, vos fonds sont entachés par votre complicité dans la perpétuation de l’occupation illégale des terres palestiniennes.
Interrogés sur ce coup de colère, Ahmad et Ibrahem ont tous deux préféré ne pas réagir.
Moins de violence, plus de touristes
Les camps de réfugiés de Dheisheh, Al-Arroub et Aida sont connus pour être le fer de lance de la lutte palestinienne contre Israël en Cisjordanie. Les habitants de Dheisheh aiment rappeler que la première Intifada a commencé ici en 1980, sept ans précisément avant le début officiel de la violente insurrection. Mais malgré les raids nocturnes encore fréquents de l’armée israélienne dans les camps, la baisse générale de la violence en Cisjordanie ces dernières années entraîne une augmentation du nombre de touristes prêts à franchir la “ligne verte”, y compris de certains Israéliens, explique Ahmad. « Quand ils m’envoient des demandes de renseignements sur le site, je leur réponds toujours : ‘Vous êtes les bienvenus, mais venez simplement sans kippa.’ »
Ibrahem se débrouille toujours pour accueillir ses hôtes sous l’image de l’ancien leader palestinien Yasser Arafat, qui domine l’entrée de Dheisheh. Sa voiture grimpe ensuite dans un dédale de rues escarpées, où des enfants qui jouent au ballon s’écartent sur son passage.
« Mais où sont les tentes ? »
Ibrahem explique qu’il emmène ses invités faire une visite de Dheisheh à sa façon. Celle-ci commence par la vue de son toit-terrasse, qui embrasse tout le camp jusqu’à Jérusalem, plus au nord.
Face à ce panorama d’une étrangeté impressionnante, les visiteurs perplexes lui demandent souvent : « Mais où sont les tentes ? » Aujourd’hui, plus de soixante-dix ans après la Nakba, il ne reste plus grand-chose en effet qui évoque un camp de réfugiés, comme on persiste à désigner Dheisheh. « Au tout début, les réfugiés vivaient dans des grottes, puis dans des tentes et dans de petites unités d’habitation de l’UNRWA, mais très vite ils ont commencé à construire leurs propres maisons », explique Ibrahem.
Cohabiter, d’une manière ou d’une autre
Sur le site de la déchetterie de l’ONU situé sur la route principale qui relie Bethléem à Hébron en longeant le camp, des étoiles de David ont été taguées à la bombe aérosol, mais l’UNRWA ne les enlève pas. Après avoir dépassé la décharge, Ibrahem amène son groupe jusqu’à un tourniquet qui était la seule et unique entrée du camp de réfugiés pendant la première Intifada.
Le point culminant de la visite est incontestablement l’œuvre de street art qui rend hommage au défunt caricaturiste palestinien Naji Al-Ali. Handala, le réfugié qu’il a peint, est toujours représenté de dos, mais il « se retournera et montrera son visage quand la Palestine sera libre », selon la légende locale, assure Ibrahem.
Ibrahem reconnaît que les Israéliens et les Palestiniens sont voués à cohabiter d’une manière ou d’une autre : « Un jour, alors que je faisais une randonnée sur une colline des environs avec mes invités, nous sommes tombés sur un groupe de soldats israéliens », se rappelle-t-il avec amusement.
L’un d’eux m’a tout de suite reconnu et est venu à ma rencontre pour me saluer chaleureusement. En fait, il avait réservé une chambre chez moi sur Airbnb il y a quelque temps. C’était avant qu’il fasse son aliyah et quitte le Canada pour rejoindre l’armée.
Traduction Courrier international